F(r)ictions of Intimacy, carte blanche curatoriale à Caroline Honorien
Sur une invitation d'Oriane Emery & Jean-Rodolphe Petter
Le CALM – Centre d’Art La Meute invite Caroline Honorien, curatrice, critique d’art et éditrice indépendante basée à Paris. Nous avons le plaisir de lui laisser carte blanche pour la troisième exposition de la programmation 2023/2024 intitulée « Is there anything more thrilling than writing our own story? ». F(r)ictions of Intimacy est une exposition collective présentant les oeuvres de Mélissa Airaudi, Thelma Cappello, Soñ Gweha, Roy Köhnke, Luna Mahoux et Pol Taburet. Les artiste·x·s exposé·x·e·s vivent et travaillent en région parisienne.
Vue d'exposition "F(r)ictions of Intimacy", 2024, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Théo Dufloo.
F(r)ictions : à travers et tout contre, Caroline Honorien
F(r)ictions of Intimacy est une exposition qui met en branle une série de relations. C’est d’abord une tentative d’exorcisme d’un texte qui m’accompagne depuis sa publication en 2019 et auquel je reviens sans cesse, ayant pris déjà depuis longtemps le risque de tirer et d’en déformer la proposition.
L’exposition tire en effet son titre d’un livre (quasi-)éponyme de Keguro Macharia. L’auteur Kenyan propose de réfléchir au frottage dans une perspective afrodiasporique et queer. Le frottage comme le rappelle l’auteur est tant une pratique plastique (à laquelle les surréalistes ont donné son nom au siècle dernier) qu’une pratique érotique. Mais cet érotisme n’est pas uniquement celui des relations sexuelles, c’est aussi celui de la poésie et de la transmission à laquelle Audre Lorde nous exhorte.
Macharia, sans doute lui aussi hanté par des textes-spectres, convoque dès son introduction un épisode de Racines d’Alex Haley. Ce livre qui a également été adapté en série raconte le destin de Kunta Kinte un captif africain devenu esclave aux Etats-Unis dont Haley prétend qu’il est son ancêtre. Le passage rapporté par Macharia décrit le transbordage de Kunta Kinte. Allongé dans l’obscurité d’une cale de navire, il entend les râles de douleur et les murmures des révoltes de ses compagnons d’infortune. Il les sent, sa peau contre la leur, toustes relié.es par des chaines de fer qui abiment et blessent leurs chairs. Dans cette « promiscuité monstrueuse » nous dit Macharia, les modalités d’un frottage haptique se déploient : à travers et tout contre les corps, les espaces, les géographies et les temporalités, des relations se nouent.
Les préoccupations des artistes de l’exposition peuvent sembler apriori bien éloignées de celles de Macharia. Elle réactualise pourtant la grammaire haptique des relations minoritaires.
Vue d'exposition "F(r)ictions of Intimacy", 2024, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Théo Dufloo.
Luna Mahoux, Sans titre, impressions sur bâches, 2024, photo : Théo Dufloo.
Luna Mahoux, Sans titre, impressions sur bâches, 2024, photo : Théo Dufloo.
Luna Mahoux, Sans titre, impressions sur bâches, 2024, photo : Théo Dufloo.
Luna Mahoux, Sans titre, impressions sur bâches, 2024, photo : Théo Dufloo.
Il m’a fallu quelques années pour rencontrer Roy. Mais ses œuvres m’ont accompagnée depuis que je les ai vues à la Cité des Arts, à Paris. Ses chairs ouvertes et cliniques, amas de plâtre, de tubes et d’acier s’était imprimé dans ma rétine. Elles sont revenues à bien des moments, lorsque je pensais à la vulnérabilité des corps qui échappaient aux normes, à ceux que l’ont voulait contraindre, à ceux qui devaient inventer de nouvelles manières d’être, de se construire, de se donner à lire ou se refuser. Un travail qui, depuis une perspective spéculative et queer, s’inscrivait à la fois en contrepoint et venait traverser mes propres questionnements autour des corps noirs (et queer) et de des relationnalités à la fois sensuelle, communautaire, élective ou pirate (certain.e.s diraient « fugitive »). Avec ses exosquelettes assemblés et segmentés, cerclés et piqués de rouille, les corps de Roy Köhnke redoublent la question de Karen Barad : lorsque l’on touche « quelle est la distance qui [...] sépare ? Quelle est la mesure de la proximité?»
Roy Köhnke, Wall Land #1, Tube IRL, feuillard de cerclage, ficelle, cire d’abeille, acier, 260 x 60 x 220 cm, 2023, photo : Théo Dufloo.
Roy Köhnke, Bugs waves (series), dessins sur papier, 35 x 20 x 55 cm, 2021-2023, photo : Théo Dufloo.
Au fil des années, Thelma Cappello et moi avons traversé différents espaces : Paris 14, Noisy- Le-Sec, La Drôme. C’est dans le sud de la France qu’elle m’a lu une version alternative du poème qui assemble les mots qui résonnent dans cet espace. Je venais de lui expliquer com- bien les frottages géographiques et temporels, la manière dont ils permettaient de glisser d’un espace-temps à un autre occupait la place d’un article que j’essayais d’écrire sur le temps et (notamment) la musique.
Elle m’a raconté la place de la déambulation dans sa pratique sonore, comment elle lui avait donné goût au field recording. Nous avons parlé des vinyles et des bandes de cassettes, noirs et marrons, comment Louis Sude-Chokei et Arthur Jaffa en faisaient des médiums qui parachevaient l’atomisation du corps noir par la technologie, le séparant de sa voix, pour en faire un objet consommable. Et pourtant, chargé de politiques émancipatrices selon les mains qui les touchent et les assemblent. Plutôt que des prises de field recording dans la nature ou les espaces urbains, elle propose parfois une bande ambiante aux échos organiques qu’elle a reconstitués à partir d’expérimentations et souvenirs synthétiques. Une proposition enregistrée sur des bandes de cassettes qui s’abiment et se déforment au fur et à mesure du passage des mots et du temps.
Pendant les phases préparatoires de l’exposition, alors que nous définissions avec les artistes leurs besoins et réfléchissions à l’espace, une friction est apparue : les œuvres de Soñ et de Thelma nécessitaient toutes deux un son ouvert (sans casque). Ensemble et par conversation interposée, nous avons essayé de penser comment l’audio des œuvres aurait pu se mêler. Cette tentative s’est révélée être un échec une fois dans l’espace. C’est à force de discussion entre Soñ et Thelma que le face à face s’est imposé. Une solution qui permet de plonger du son ouvert de Thelma qui vient s’accrocher aux images de Soñ, avant de s’immerger dans la bande-son de sa vidéo. Dans cette anecdote, les mots, les attentions et les gestes caractérisent sans doute le projet artistique de Soñ Gweha tout autant que la méditation que iel offre avec Riding Apex : plasticien.ne et DJ, sa production mobilise la spéculation, cherche à faire émerger des espaces collectifs, des espaces peut l’investir en confiance, et s’y reposer.
Thelma Cappello, Sans titre, détail, magnétophones, bandes cassettes,voix, bande-son, 2024, photo : Théo Dufloo.
Soñ Gweha, RIDING APEX (OASIS VECTORS), vidéo, coussin triangulaire et carillon, dimensions variables, 2023, photo : Théo Dufloo.
idem.
Pendant un peu plus d’une année, Pol et moi avons occupé deux espaces d’ateliers mitoyens. Pour le rejoindre dans son studio, il fallait passer par un rideau. Je l’ai vu faire émerger de la surface noire de ces tableaux, les figures irisées et magiques qui hantent et semblent se déplacer d’un tableau à un autre, comme autant de figures discrètes et monstrueuses. Des figures noires, à la fois astres du ciel et reflet des ondes des eaux, qui rappellent les souk- ougnan (« monstres de la nuit ») magico-religieux de la Guadeloupe. Des corps noirs comme des astres qui se dérobent à nous tout en nous épiant. De la « chaire monstrueuse noire » qui refuse la performance et nous aspire dans des mondes baconiens, inquiétants et tranchants avec leurs couleurs vives et primaires.
Pol Taburet, The Stripper, huile, acrylique, alcool sur toile, 200x160 cm, 2023, courtoisie Mendes Wood DM et Fondation Lafayette Anticipations, photo : Théo Dufloo.
Mes mots et les images de Mélissa Airaudi cohabitent en silence à quelques pages d’écart dans un livre publié suite à une exposition qui s’est tenue à Mécènes du sud en 2021. Je ne connaissais donc son travail que par les descriptions et les images qu’on avait bien voulu m’en faire jusqu’à ce que je vois enfin une performance. Son travail autour des récits et des archétypes, en particulier autour des corps noirs et féminins, a tout de suite attiré mon at- tention : sa perspective sur la persistance et la réactualisation de ces images sont d’une (im) pertinence réjouissante dans un monde de réseaux sociaux et d’écrans comme le nôtre. Sur- tout, sa production réfléchit à la performance dans toutes ses dimensions : histoire frictionnelle entre le regard, la technologie et le corps noir, le travail et en particulier depuis la perspective du strip-tease, la circulation des archives, de l’art et des contenus.
Melissa Airaudi, Commençons par la disparition du réel, installations, vidéo, pole dance, 2021, photo : Théo Dufloo.
J’ai rencontré Lydia, mon assistante, dans une maison qui a été en quelque sorte la nôtre pendant un an. Déjà à l’époque, elle était guidée par l’envie de procurer du soin à ses relations : que ce soit des amitiés ou de simples rencontres après des performances. On a coutume de dire que la curation, c’est s’occuper du soin des œuvres. C’est surtout s’occuper des relations (interpersonnelles et spatiales) avec et entre les artistes, avec et entre l’institution — Lydia est le genre d’assistante qui sait prendre soin de cela et créer les espaces que nous avons pu habiter toustes ensemble pendant la préparation de cette exposition.
Je remercie Noémi Michel, dont l’exercice de ces anecdotes, réelles ou arrangées, a été inspiré par son podcast.
Le projet "The Lounge" a été réalisé grâce aux généreux soutiens de la Ville de Lausanne, Pro Helvetia, la Loterie Romande, du Canton de Vaud, la Fondation Leenaards et la Fondation Françoise Champoud.