ENTAME [3/3] – AT YOUR EARLIEST CONVENIENCE
Lors d’une conversation informelle en 2013, Petra Köhle et Nicolas Vermot-Petit-Outhenin entendent parler des cadeaux offerts au Palais des Nations à Genève. Une série d’objets d’art et de design aurait été sollicitée auprès des pays membres de la Société des Nations afin de meubler le nouveau siège de cette organisation internationale. La Société des Nations, dont l’acte fondateur avait été signé dans la Galerie des Glaces du Château de Versailles le 28 juin 1919, fit construire son siège représentatif entre 1929 et 1937 dans le quartier de Sécheron, au cœur de ce que l’on appelle aujourd’hui la Genève internationale.
Comme il est d’usage dans les palais symboliques d’un pouvoir politique, des cadeaux diplomatiques furent envoyés par les États afin de souligner des amitiés, marquer la fin de conflits, ou donner une visibilité internationale à des événements mémoriels liés à telle ou telle nation. Mais qu’offrir en cadeau à un organisme supranational fondé à l’issue de la Première Guerre mondiale avec l’intention de préserver la paix, et dissous en 1946 à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Et quel effet, s’il y en eut un, ces artefacts esthétiques ont-ils pu exercer sur les délicates négociations de paix auxquelles ils assistèrent silencieusement dans les salles, bureaux et corridors du Palais des Nations ?
Vue d'exposition "AT YOUR EARLIEST CONVENIENCE", 2023, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Raphaël Cuomo.
En 2014, Köhle & Vermot se rendent aux archives de l’ONU à Genève. Guidés par l’archiviste Jacques Oberson, ils identifient une série de dossiers contenant des informations sur chacun des cadeaux d’art et de design offerts par les États membres à la Société des Nations. Les dossiers sont classés sous le nom du pays donateur, et un inventaire consigne les différentes offres acceptées. Les artistes y lisent des échanges avec les architectes pour trouver un emplacement adapté à des objets conçus pour des lieux précis, des contraintes budgétaires, ainsi que des tentatives pour contenir les retards de construction.
Puis apparaissent les cadeaux refusés, non réalisés, ou dont la transaction fut interrompue pour des raisons majeures. La recherche de Köhle & Vermot s’oriente rapidement vers les faits historiques qui entourent cette période dense, où la composition du décor du Palais des Nations se déroule en parallèle des politiques menées par la Société des Nations. Une plaque commémorative portant une phrase de Simón Bolívar, proposée par un groupe de pays latino-américains, mais jamais réalisée. Le lambris en stinkwood offert par l’Afrique du Sud pour une salle de réunion, révélant des idéologies coloniales. Un papier peint célébrant une vision historique de l’Autriche, contesté par la Turquie et la Pologne. Le cadeau manquant de l’Italie fasciste, dont la production fut interrompue à la suite des violations des droits humains en Éthiopie. La fresque de la salle de l’Assemblée, offerte par l’Espagne républicaine puis inaugurée par le dictateur Franco.
Dans le travail de Köhle & Vermot, le mobilier du Palais des Nations, ainsi que l’ensemble des cadeaux acceptés et refusés, témoignent tout autant du savoir-faire artistique et industriel des pays donateurs que des conflits esthétiques et politiques insolubles qui sous-tendent les dynamiques internationales.
Vue d'exposition "AT YOUR EARLIEST CONVENIENCE", 2023, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Raphaël Cuomo.
idem.
Les cadeaux et la vaste constellation de concepts qui s’y rattachent – y compris la matérialité de l’archive, la superficialité ambiguë du langage diplomatique, l’indifférence – sont abordés par Köhle & Vermot sous l’angle du fait. Leur enquête se mène à l’aide de la vidéo et de la photographie, qui, plutôt que de simplement enregistrer une réalité objective, révèlent la manière dont les événements sont rendus présents, absents ou surexposés selon la mise en place ou la désinstallation des cadeaux.
À travers les rideaux suspendus aux fenêtres de l’espace d’art du CALM, nous voyons des salles vides et peu spectaculaires du Palais des Nations, suggérant les déplacements successifs des cadeaux d’art et de design. Leurs couleurs sont pop. Les images se replient dans les plis des rideaux ; notre regard les complète. Elles suggèrent et rendent visibles les usages changeants de l’architecture du palais et les bouleversements géopolitiques correspondants, dont les archives de l’ONU conservent les traces administratives : factures, croquis, notes internes, procès-verbaux, lettres officielles.
Vue d'exposition "AT YOUR EARLIEST CONVENIENCE", 2023, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Raphaël Cuomo.
idem.
Lorsque les cadeaux manquants ont laissé des lacunes tangibles dans l’architecture, Köhle & Vermot entendent les murmures qu’ils ont laissés entre les lignes des dossiers d’archives. Pour les œuvres restées installées à leur emplacement d’origine depuis les années 1930, les artistes enregistrent les raisons de leur permanence et les relations internationales sensibles dont ces artefacts sont les symptômes. Dans la vidéo It remains to be seen if [...] and if it will be (2021), le titre même exprime la tension entre absences et présences, en employant la forme conditionnelle du langage diplomatique. Köhle & Vermot abordent ces formules elliptiques comme des automatismes linguistiques. Dans la mécanique d’une langue saturée de pronoms démonstratifs afin d’éviter de désigner des objets politiques sensibles, ils détectent des bavures et des émotions. L’anxiété transparaît dans l’incipit : « I am sorry to trouble you again ». Dans la vigilance de : « Unless, therefore, you hear further from me in that matter, will you kindly regard the subject as closed ». Dans la prudence tendue de : « I beg to acknowledge and to thank you for your letter of March 28, which was only received here on April 18, and must therefore have crossed my letter to you of April 5 which I hope you have now received ».
Chacune de ces phrases, incapable de clore définitivement le sujet, ouvre des potentiels et des issues de secours. Les protocoles diplomatiques se prêtent à l’ajustement subjectif des fonctionnaires travaillant en temps de guerre : « You will understand, I am sure, the pressure of work at such times ». Les phrases, recueillies dans les dossiers de l’ONU relatifs aux cadeaux du Palais des Nations, sont ici dévoilées, voire divulguées, sur les fenêtres de l’espace d’art du CALM. Les phrases en vinyle sont visibles de jour, sur la vitre ou dans leur reflet projeté au sol par la lumière. Elles sont interrompues, et les vides dans la composition rendent sensibles l’attente d’une réponse jamais arrivée, les retards et les interruptions de communication. Certains de ces silences correspondent à des années d’attente, que l’œuvre condense dans l’espace de quatre fenêtres.
– Federica Martini
Le projet de Petra Köhle & Nicolas Vermot-Petit-Outhenin émane de la recherche EPoD – Esthétique politique du don au Palais des Nations, menée à l’EDHEA – École de design et haute école d’art du Valais.