Art Truck #010, une exposition d'art socialement engagée
Une exposition curatée et un texte par Oriane Emery & Jean-Rodolphe Petter d'après un projet de médiation culturelle conçu et mené par Destination vingt-sept en collaboration avec la Prison du Bois-Mermet et la Collection d'art de la Ville de Lausanne (CAL)
Nous avons abordé ce projet d’exposition par l’écoute. En premier lieu, l’association de médiation culturelle Destination vingt-sept a conçu et mené des ateliers à la prison du Bois-Mermet avec un groupe d’une dizaine de personnes détenues, entre janvier et avril 2025. De ces rencontres, nous avons ensuite imaginé un espace où leurs voix, leurs images et leurs récits circulent — non pas comme des « documents » sur la prison, mais comme des manières de dire le monde depuis un lieu trop souvent réduit au silence. Concrètement, vous trouverez ici des images, des textes et des enregistrements réalisés dans ce cadre, présentés de façon sobre pour privilégier l’écoute.
Au cœur du projet, nous entendons la traduction comme un passage réciproque — une manière de faire circuler des points de vue sans les aplatir ni les hiérarchiser. C’est dans cet esprit que les œuvres présentées se tissent autour d’une sélection issue de la Collection d’art de la Ville de Lausanne — Lorna Bornand, David Gagnebin-de Bons, Elise Gagnebin-de Bons, Sylvie Mermoud, Maurice Pittet — établie par Chantal Rey, conservatrice de la collection d’art de la Ville de Lausanne, à partir d’une commande formulée par les participants aux ateliers. Aucune pièce n’a été imposée de l’extérieur : ce sont des affinités choisies. Ce déplacement du « qui choisit » relève d’une traduction située : il décentre le regard, redistribue la parole et rend visibles les conditions de production.
Vue d'exposition "Art Truck #010" 2025, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Théo Dufloo.
Vue d'exposition "Art Truck #010" 2025, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Théo Dufloo.
Vue d'exposition "Art Truck #010" 2025, CALM – Centre d'Art La Meute, photo : Théo Dufloo.
Ici, traduire ne signifie pas « expliquer la prison » au public ; il s’agit de construire des passages réciproques entre des expériences, des langages et des histoires. Suivant le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, la traduction n’est juste que si elle transforme autant celui qui écoute que celui qui parle. Et, avec la philosophe française Barbara Cassin, nous reconnaissons qu’il existe des intraduisibles : des mots, des silences, des zones d’ombre qu’il faut accueillir sans les forcer. Les formes privilégiées par Annie Chelma et Morgane Ischer (Destination vingt-sept) pour les ateliers — textes, images, voix — restent volontairement sobres afin de laisser place à l’écoute plutôt qu’à l’illustration spectaculaire.
La pensée de Saidiya Hartman nous éclaire : la prison n’est pas un objet isolé, mais un ensemble de relations qui déborde les murs — policier, social, administratif — et prolonge des héritages de domination. Inspiré·es par ce qu’elle appelle la critical fabulation — une manière d’écrire et de montrer qui répare des vies effacées sans les instrumentaliser —, nous traitons les images, les textes et les voix non comme des preuves à charge, mais comme des hypothèses sensibles : des scènes d’adresse, d’indocilité et d’invention où celles et ceux qui vivent l’enfermement définissent leurs propres modes d’apparition.
Sylvie Mermoud, sans titre, détail, 2010, dessin à l’encre de Chine, 65 x 50 cm, Collection d’art de la Ville de Lausanne, photo : Théo Dufloo.
David Gagnebin-de Bons, Point d’assemblage 3, détail, 2019, photographie sur papier, 100 cm de diamètre, Collection d’art de la Ville de Lausanne, photo : Théo Dufloo.
Maurice Pittet, Portrait 2 ; Portrait 3, 1981, dessin, crayon et encre, 55 x 35 cm, Collection d’art de la Ville de Lausanne, photo : Théo Dufloo.
Traduire à Lausanne, été 2025. Dans notre ville, l’actualité impose de nommer ce qui traverse l’exposition : la révélation de messages racistes échangés dans un groupe WhatsApp de policiers, et la mort de Camila (14 ans), Marvin Shalom Manzila (17 ans) et de Sirage Mohamed Nur (43 ans et père de trois enfants), ont ébranlé la confiance et rappelé que la violence ne se limite pas aux murs d’une institution (des procédures sont en cours au moment d’écrire ces lignes). Nous refusons de neutraliser ces faits. Traduire, ici, c’est tenir ensemble des temps hétérogènes : le temps du deuil et celui des procédures, le temps long des ateliers et l’urgence des rues, le temps des communiqués officiels et celui des colères privées. En écho au projet de recherche « No Linear Fucking Time » (BAK, Utrecht), nous refusons l’idée d’un temps unique. L’exposition fait coexister des temporalités différentes : le temps du deuil des familles, celui — plus lent — des procédures administratives et judiciaires, le rythme des ateliers menés en prison et l’urgence des mobilisations en ville. En les tenant ensemble, nous cherchons des temps plus vivables, où les personnes directement concernées indiquent la direction du récit.
Élise Gagnebin-de Bons, Pioneer, détail, 2019, impression et peinture au spray, 98 x 68 cm, Collection d’art de la Ville de Lausanne, photo : Théo Dufloo.
Lorna Bornand, sans titre, détail, 2004, dessin au crayon sur papier, 68,5 x 48,5 cm, Collection d’art de la Ville de Lausanne.
Le projet a d’ailleurs commencé à l’intérieur : une première exposition conçue par le groupe de personnes détenues, Juste de l’autre côté..., a été présentée à la prison du Bois-Mermet le 1er mai 2025. Les reproductions visibles au CALM dialoguent avec ces accrochages toujours en place. La circulation ne va pas dans un seul sens : elle relie deux institutions — culturelle et carcérale — sans les confondre, et fait de l’exposition un pont plutôt qu’une vitrine. Ce qui nous guide n’est pas la bonne conscience, mais la justesse des relations : ne pas parler à la place des autres ; rendre visibles les conditions de production ; assumer que la prison n’est pas un « thème », mais une réalité politique située.
Rien ici n’est spectaculaire : c’est un choix. Vous entendrez des voix parfois fragiles, parfois tranchantes ; vous verrez des images qui n’illustrent pas la prison, mais ouvrent des perspectives depuis elle ; vous lirez des textes qui n’épuisent pas l’expérience, mais la bordent pour que d’autres prises de parole puissent advenir. Dans cette économie de moyens, la traduction devient une politique du soin : déplacer sans déposséder.
Reproduction des travaux visuels réalisés par les personnes détenues durant les 13 ateliers effectués à la Prison du Bois-Mermet entre janvier et mai 2025, détail, photo : Théo Dufloo.
Reproduction des travaux visuels réalisés par les personnes détenues durant les 13 ateliers effectués à la Prison du Bois-Mermet entre janvier et mai 2025, détail, photo : Théo Dufloo.
Le projet “Art Truck #010” a été rendu possible grâce au généreux soutien de la Collection d’art de la Ville de Lausanne (CAL), du Canton de Vaud, de Destination vingt-sept et de la Stiftung für Kunst, Kultur und Geschichte (SKKG).